L’Inventaire de 1906 : un évènement mal vécu à Manigod !
7 MARS 1906
Si la foi des habitants de Manigod n’a pas encore transporté des montagnes, elle a du moins, le 7 mars 1906, transporté une imposante force armée. Trois compagnies du 30e sur pied de guerre, 70 gendarmes, deux commissaires spéciaux, M. Naudet d’Annecy, et celui d’Annemasse, 4 crocheteurs civils, Isard, Marcoz, Dunoyer et Pratter, d’Annecy. Le préfet, dit-on, et M. Leyat, procureur de la République, en permanence chez M. Hôtelier, juge de paix à Thônes, la voiture cellulaire prête à emmener en prison tous les manifestants arrêtés et condamnés d’avance, tout cela mobilisé pour une paroisse de 300 électeurs. 400 hommes armés, contre 300 citoyens paisibles, telle est la situation créée par un préfet habile !!!
La nouvelle de ce déploiement de force armée s’était bien répandue la veille dans la population ; on se refusait à le croire. Aussi, au matin, tous les préparatifs se bornaient à une rangée de casseroles formant guirlande à l’entrée du village, et un drapeau en berne au clocher. Soudain, vers 9 heures, on apprend la mise en marche d’un détachement quittant Thônes ; alors c’est une frénésie ; l’église est envahie, les cloches s’ébranlent, sonnant le glas, les bancs s’entassent en barricades formidables derrière six portes de l’église.
Dans la crainte de voir l’église cernée avant l’heure, le clergé se décide à porter le Saint-Sacrement à la cure. La messe peut cependant se dire à l’heure habituelle, pendant qu’une compagnie fait halte à 400 mètres du village. Aussitôt après la messe, M. l’abbé rappelle aux assistant les paroles de calme dites par M. le Curé le dimanche précédent ; il les supplie de regarder cette mobilisation incompréhensible et ridicule comme un honneur pour leur foi. « Si vous voulez écouter mon conseil, ajoute-t-il, vous laisserez l’église complètement vide, vous n’occuperez pas même les abords, ce sera un moyen d’éviter tout incident regrettable et de rendre plus ridicule un tel déploiement de force armée. » De vives protestations accueillent ces paroles : « Abandonner notre église, jamais ! » Un groupe de catholiques (d’hommes, de femmes) s’y enferment. A grand-peine les prêtes peuvent obtenir que personne ne reste sur le perron ; sans cette soumission et cette précaution, les pires incidents étaient à craindre de la part d’une population que l’arrivée intermittente des troupes excite toujours plus.
En attendant l’heure, M. le Curé se promène sur le perron en souriant ; M. l’Abbé, près du Conseil de Fabrique, dit tranquillement son bréviaire.
Un dernier groupe apparaît à travers les arbres dénudés, groupe qui a dû faire tressaillir le feston des casseroles ; ce sont les gendarmes, escortant les commissaires, l’agent et les plus répugnants de la troupe, les crocheteurs. A midi et demi, l’agent, M. Martin, et les commissaires escaladent le perron surplombant la place. M. le Curé veut lire sa protestation : « Je suis prêt à entendre votre protestation, dit l’agent, mais quand vous la lirez sur les portes ouvertes de votre église. – « Dans ce cas, répond M. le Curé, je ne la lirai pas. » Et il proteste avec vivacité contre les illégalités commises, contre le déploiement de troupes fait pour la première tentative d’inventaire. « Pour qui donc prend-on mon peuple, s’écrie-t-il ; veut-on nous traiter comme des sauvages ? »
Un colloque assez vif s’engage d’ailleurs entre M. le Curé, M. l’Abbé, les membres de la Fabrique et l’agent de l’Inventaire. Devant le refus catégorique d’ouvrir les portes, M. Martin, se décide à entendre les protestations de M. le Curé et du Conseil de Fabrique.
Après un nouveau refus, sans en référer au préfet, M. Naudet fait connaitre sa mission de procéder par violence. « Exécutez vos ordres, lui est-il répondu. » –Ce n’est pas à la victime à aider les bourreaux, avait dit M. le Curé dans sa protestation. » M. Naudet procède aux sommations, qui restent inutiles. La porte qui sera sacrifiée est choisie. Les crocheteurs s’approchent sous les huées. On voit l’un d’eux s’élancer avec un lourd pal de fer. Oh ! ce frisson et ce cri de protestation qui parcourt les fidèles groupés derrière les soldats, lorsque le premier coup s’abat sur cette porte respectée même pendant la Terreur de 93. Et pendant une heure les coups, les efforts se succèdent contre cette porte barricadée qui résiste quand même, comme la foi de toutes les générations qu’elle a vues se succéder. Les protestations à l’extérieur s’unissent aux cantiques chantés à l’intérieur. Les glas continuent, lugubres. Exaspérés par cette résistance, un commissaire et deux crocheteurs se détachent, et vont attaquer une seconde porte, celle de la Chapelle du Sacré-Cœur. Celle-ci résiste moins ; le troisième coup la fait céder ; il s’agit de traverser la barricade ce qui se fait non sans peine. Enfin la victoire reste à la force, et on voit deux ou trois gendarmes acharnés arracher les bancs avec rage, les élever et les précipiter à terre pour les briser. Puis, lorsque les deux issues sont ouvertes, les gendarmes s’y engouffrent, poursuivent les assiégés qui se refusent à sortir de leur église. M. l’Abbé lui-même essaye de calmer et le zèle des uns et les protestations des fidèles. Il arrache même des mains d’un gendarme une mère de famille que celui-ci bouscule. Cet excès de zèle outré, pour ne rien dire de plus, ne fut le fait que de deux ou trois sectaires.
Enfin, l’agent peut pénétrer ; il opère illégalement encore, seul, sans témoins, au milieu des bancs brisés et à travers les barricades. Il est d’ailleurs lamentable, le spectacle de cette église en désordre avec son Autel couvert de ses tentures de deuil.
L’armoire à trois clefs avait été portée en sacristie. Les détenteurs des clefs refusent d’ouvrir. « Elle nous sera bien inutile quand nous serons dépouillés, fait remarquer M. le Curé, vous pouvez la forcer. » M. Naudet intervient avec ses nouveaux employés les crocheteurs ; « J’aurai le plaisir de vous voir opérer une seconde fois, dit en souriant M. le Curé ; ce travail vous va très bien. » Il ne reçoit pas de réponse.
Enfin, c’est fini, les soldats s’ébranlent, acclamés ; les agents et les crocheteurs disparaissent, vigoureusement conspués. Le petit village de Manigod avait eu l’honneur d’être mis pendant trois heures et demie en état de siège pour sa foi, mais ce siège ne sera pas un des plus beaux titres de gloire du préfet Ténot, affolé par des rapports imbéciles et des racontars idiots.
A peine les abords de l’église sont-ils évacués que la foule se précipite ; on se dispute les débris des portes ; on en fera des croix, tristes souvenirs qu’on gardera cependant avec fierté. Puis on se groupe dans l’église, examinant les dégâts, commentant les incidents, riant de la peur causée au ridicule représentant d’un gouvernement persécuteur. Bientôt le désordre se répare, le Saint-Sacrement est rapporté en triomphe dans sa demeure ; le lendemain soir, grâce aux bonnes volontés, les dégâts n’apparaissaient plus ; seules des portes provisoires attendaient celles que de généreux donateurs se sont spontanément offerts à reconstruire à leurs frais.
Simple coïncidence
Au moment où l’agent pénétrait, commençait à la Chambre des députés la séance qui devait renverser le ministère Rouvier, l’auteur de la loi de séparation. Trois mois après sa promulgation, cette loi, par ses inventaires sanglants, faisait crouler le ministère qui avait promis de l’exécuter jusqu’au bout.
Au moment de l’Inventaire, étaient :
- Curé : M. l’Abbé Joseph Bosson, depuis 16 ans.
- Vicaire : M. l’Abbé Joseph Colloud, depuis 11 ans.
- Membres du Conseil de Fabrique : MM. Favre François, Président, Bozon Pierre, Maire, Josserand Marie-Joseph, Accambray Aimé, Avettand-Fenoël François, Veyrat-Charvillon Cyprien, de La Vellaz.
Sources: Association Vallée de Manigod Montagne Vivante et Annecy, Imprimerie J. ABRY, 3, rue de la République. – 06-3312